Friday, July 15, 2011

Une Leçon de Mort : Apocalypse Now et Blade Runner

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Une Leçon de Mort : « Apocalypse Now » et « Blade Runner »

Dans « Apocalypse Now », reprenant la trame du roman « Heart of Darkness » de Conrad, Willard remonte le fleuve en quête de Kurtz, brillant colonel de l’armée américaine devenu le leader omnipotent d’une armée d’indigènes, conduisant selon ses propres règles des opérations de guerre d’une rare sauvagerie. Dans « Blade Runner », Deckard poursuit quatre replicants en fuite, humanoïdes créés par ingénierie génétique à l’image de l’Homme, et pour cette même raison, frappés d’interdiction sur Terre. Les deux films content l’histoire d'un anti-héros solitaire, alcoolique, hanté par un passé dont le spectateur ne connaîtra presque rien, chargé par l’autorité hiérarchique de traquer un renégat charismatique et mystérieux, oeuvrant à l’écart de l’univers des hommes, régnant en demi-dieu sur une poignée d’âmes. Willard sera opposé au colonel Walter Kurtz, Deckard, au replicant Roy Batty.  


En marge de l’existence : Willard et Deckard

Le film de Coppola débute avec Willard, que l’on découvre dans une chambre d’hôtel de Saïgon, livré à ses démons, prostré sur un lit en désordre, le regard perdu au plafond, des visions de napalm dansant devant ses yeux, longues traînées de flammes sur une jungle obscure. Willard est un solitaire. Lorsqu’une mission lui est enfin attribuée, il se lamente de devoir partager la route : « I needed the air and the time.  Only problem was, I wouldn't be alone ». Deckard aussi, dans la vie et dans le travail. Refusant de prime abord sa mission, prétextant être à la retraite, il est vite rappelé à la réalité : « If you're not cop, you're little people ». Par suite, le blade runner apparaît déconnecté de son rôle social, débitant d’un air indifférent des sentences moralement neutres telles que : « Replicants are like any other machine. They're either a benefit or a hazard. If they're a benefit, it's not my problem ». Willard et Deckard semblent déconnectés de la société, puis à mesure que le film progresse, déconnectés du genre humain. De même que Willard face à ses supérieurs, Deckard agit en automate. N’existant que par sa fonction, il se borne à respecter formellement les règles du jeu, sans implication personnelle. A la replicante Rachel, il fait passer le test Voight Kampff, supposé départager l’humain de son imitation. Son débit de parole est monocorde, dénué de toute émotion positive ou négative. De la même façon, Willard s’avoue inapte à reprendre une vie civile normale, mais ne paraît pas davantage à sa place au milieu des autres soldats. Il n’appartient plus au monde des vivants, mais au Cœur des Ténèbres, le royaume de Kurtz, qui est le royaume de la mort.

La rupture entre Willard et le monde n’est pas seulement sociale, elle est existentielle. Certes, prisonnier de sa chambre d’hôtel, Willard attribue son désarroi à l’inactivité forcée d’un soldat sans mission. Dans un accès de rage auto-destructrice, il frappe son reflet dans le miroir, puis contemple avec une sorte de stupeur le sang s’écoulant de sa main. Il est difficile alors de ne pas songer alors à la description de Kurtz que fera plus tard le même Willard : « He broke from them, and then he broke from himself », première indication que héros et vilain sont interchangeables. Pourtant, la douleur de Willard ne ressort pas de l’ennui, de la démobilisation, mais d’une souffrance existentielle, son geste est une expression de désespoir aussi pure et primitive que le hurlement de loup de Batty à la mort de Pris. De même que Deckard, il n’existe qu’au travers de sa mission, laquelle, comme la vaine éradication de replicants « plus humains que l’humain », est une chimère : « You understand, Captain, that this mission does not exist, nor will it ever exist ». A plusieurs reprises, Willard en considère avec effarement l’inanité : au milieu d’un surréaliste carnage militaire, au prix de milles périls, remonter la rivière pour tuer un soldat accusé de meurtre. Son interrogation fait écho aux paroles de Kurtz au début du film, bribes de monologues sur une bande audio crachotante : « They call me an assassin.  What do you call it, when the assassins accuse the assassin? » Si Willard et Deckard ont une fonction sociale, à la différence de Kurtz et Batty, cette fonction même est une illusion, dissimulant un néant existentiel. Privé d’une mission, confronté à son reflet, Willard se reconnaît pour ce qu’il est : un homme creux, vacuité d’existence, le « hollow man » du poème de T.S. Eliot récité par Kurtz à la fin du film.

Le rôle de Willard et Deckard est d’ailleurs remis en question par les autres personnages, parachevant l’aliénation de protagonistes subsistant socialement par l’entremise d’une chimère. Rachel demande à Deckard s’il a déjà « retiré » un humain par erreur, si lui-même a passé le test Voight Kampff, s’il la traquerait… Pour Kurtz, Willard n’est ni tueur ni soldat : « You're an errand boy, sent by grocery clerks, to collect a bill ». Incidemment, la référence faite par Kurtz aux supérieurs de Willard, assimilés à de vulgaires commerçants, renvoie au mercantilisme du créateur de Batty : « Commerce, is our goal here at Tyrell ». Ici toutefois, Kurtz se dépense en vain en sarcasme. Willard, à ce stade, n’est plus un soldat, pas davantage une marionnette de ses supérieurs. Il est une abstraction d’homme, un personnage à la Beckett, un individu tombé en dehors de la sphère des hommes, tout comme Deckard réalisant à la fin, en découvrant l’origami de licorne, que le dernier lien qui le reliait à l’Humanité est rompu. Willard et Deckard sont apatrides du genre humain.

Willard et Deckard sont deux marginaux : en marge de la société, mais surtout en marge de l’existence, aux prises avec un univers incompréhensible. Willard promène tout au long du film un regard incrédule sur les autres personnages, soldat observant ses compagnons d’arme avec l’air d’un ethnologue confronté à une peuplade inconnue aux mœurs indéchiffrables. Il fait partie de leur monde mais ne peut comprendre leurs motivations. Lui-même, qui ne saisit pas clairement les motifs de ses actes, est incapable de s’identifier aux autres. Si Willard est plongé dans un perpétuel étonnement, Deckard paraît avoir dépassé ce stade, avoir renoncé à comprendre ce qui motive les individus absolument adaptés à leur milieu, tels que Bryant ou Gaff. Le blade runner affiche une passivité désabusée dépassant de loin la distance ironique du protagoniste classique de film noir. Ni Willard ni Deckard ne peuvent communiquer utilement avec leurs contemporains, confrontés comme à un mur au chaos du monde, et à ce qui tient lieu d’ordre au sein du chaos. Pour le soldat, la guerre (dont le caractère apocalyptique est évident dès la descente de l’hélicoptère au milieu d’une bataille féroce) et l’absurdité d’une structure hiérarchique rigide au plus profond de l’Enfer. Pour le blade runner, l’enchevêtrement urbain d’un Los Angeles en forme de Babel futuriste, superposition infinie de constructions opaques et de cultures étrangères, et au centre de ce désordre digne de Bosch, un système de castes fondé sur l’opposition arbitraire entre humains et replicants. 


En marge de l’existence : Batty et Kurtz

L’ordre social, incarné par les supérieurs hiérarchiques de Deckard et Willard, a rendu un même jugement contre Batty et Kurtz : deux êtres déviants et asociaux, deux parodies d’Humanité qu’il convient d’éradiquer (pour les replicants, « This was not called execution. It was called retirement » ; pour Kurtz, « Terminate with extreme prejudice »). Kurtz et Batty, divinités auto-proclamées, s’expriment par énigmes et affichent à l’égard de la masse une supériorité au-delà de l’arrogance, une conscience suraiguë de leur singularité. Dans le même temps, cette supériorité est la raison même de leur perte. Le leader replicant est une figure nietszchéenne, au-delà de l’Humain, condamnée à brûler intensément et s’éteindre brusquement au terme de quatre années. Batty doit mourir parce qu’il est une simple imitation, un « skin job », une apparence superficielle d’humanité, programmée pour singer à la perfection son créateur. En tant qu’esclave, sa liberté même est le mal dont Deckard doit purger la société. Batty est jugé intrinsèquement étranger au genre humain. Kurtz, lui, doit mourir parce que ses actions l’ont banni du genre humain, qu’il s’est entièrement livré au côté obscur de l’âme, à une folie meurtrière associée par le général occidental à l’esprit primitif de la jungle : « Every man has got a breaking point. You have and I have one. Walter Kurtz has reached his. And, very obviously, he has gone insane. He's out there operating without any decent restraint, totally beyond the pale of any acceptable human conduct ». Le général a raison : chaque homme a son point de rupture. Pour le général, garant de l’ordre et de la raison sociale, au-delà du point de rupture s’étend le royaume de la folie.

Par suite, Batty et Kurtz font effectivement preuve, en surface, d’une sorte de démence. Batty est sujet à de violents retournements émotionnels, bave, hurle comme un loup et poursuit Deckard avec une intensité maniaque. Kurtz dans son royaume au cœur des ténèbres parait détaché de toute rationalité, détaché de sa propre personne… « And what would his people back home want, if they ever learned just how far from them he'd really gone. He broke from them, and then he broke from himself ». Il erre dans un labyrinthe de maçonnerie antique en récitant T.S. Eliot et proférant des monologues décousus. Ses seuls compagnons occidentaux sont un ancien Marine au regard vide et un journaliste hippie au cerveau calciné par les excès du Summer of Love. Cependant, la folie apparente de Batty et Kurtz n’est que le résultat d’une quête existentielle menée avec une détermination tout à fait étrangère au commun des mortels. Bryant et le général, qui jettent Deckard et Willard à leur poursuite, ne peuvent soutenir la pureté glaciale de cette quête de vérité (« Because there's nothing I detest more than the stench of lies », Kurtz). Batty suit sa propre logique et les étrangetés de son attitude sont le fruit des conditions de sa création, un guerrier doté de souvenirs factices, condamné par les termes même de sa mise au monde à maîtriser en une poignée d’années les expériences et les émotions d’une vie entière. Kurtz expose longuement à Willard où se situe son point de rupture. Il raconte comment le Vietcong, après la vaccination par les soldats américains de tous les enfants d’un village, a ordonné que chaque enfant soit amputé, et exprime une admiration matinée de répulsion devant cette extraordinaire démonstration de volonté. A ce moment, Kurtz a compris la supériorité de son ennemi, sa détermination à vaincre, au-delà de toutes considérations morales. Alors seulement est-il devenu ce produit final de la logique de guerre que rencontre Willard au fin fond de la jungle, un être sur-adapté à son environnement, un soldat s’étant totalement identifié à son ennemi pour le surpasser. Cette transformation est sans retour (« To make an alteration in the evolvment of an organic life system is fatal », Tyrell). Kurtz, comme Batty, incarne dans sa chair l’absurdité de la société des hommes. Un tel individu ne doit pas prospérer. 


Jeu de miroirs : Deckard contre Batty, Willard contre Kurtz

Willard et Deckard sont moralement ambigus, qualité partagée par leurs antagonistes respectifs. Après avoir froidement achevé une vietnamienne injustement massacrée par les Marines, Willard remarque en voix off que désormais ses compagnons le regarderaient d’un autre œil. Le spectateur aussi. C’est le premier acte de violence de Willard, jusqu’ici témoin passif du conflit. De façon remarquable, cet acte vise un civil. Comme Kurtz, Willard n’est pas seulement enclin à la violence, il est tout entier possédé par l’esprit de la guerre, ne vit qu’au travers d’un combat dont il mesure par ailleurs la vacuité. La guerre, pour Willard, est une drogue. La scène d’ouverture est une scène de manque. Seulement sous cet angle peut-on comprendre l’attirance/répulsion de Willard pour le combat. En cela encore, Willard et Kurtz ne font qu’un. Le colonel, force de la nature envahie par l’esprit de la guerre, puis de la jungle, doit mourir, car seule la mort peut le libérer de la dépendance. La guerre comme drogue est une image omniprésente : voir l’atmosphère psychédélique de la dernière partie du film, la danse hallucinée de Lance tandis que le bateau s’enfonce dans la jungle, la lancinante mélodie orientale des Doors... Deckard est tout aussi ambigu, qui pourchasse et abat des créatures pensantes dont on ne comprend guère ce qui les distinguent des Humains (ainsi Tyrell récite-t-il d’un ton presque moqueur les attributs du test  Voight Kampff – « Capillary dilation of the so-called blush response? Fluctuation of the pupil? Involuntary dilation of the iris » – la fluctuation de la pupille étant censée départager l’homme de la machine). Sa relation avec Rachel est empreinte de violence et de domination. Quelle différence entre les exécutions de Deckard et celles de Batty ? Deckard abat Zhora dans le dos, celle-ci étant désarmée et en fuite. Le replicant avoue à son créateur, Tyrell : « I've done questionable things ».  Il affiche en prononçant ces mots une mélancolie teintée de remords. L’attitude de Batty envers la violence est tout aussi ambivalente que celle de Kurtz. Les deux hommes sont intrinsèquement des guerriers – Batty, par dessein de son Créateur, Kurtz, par vocation – mais ressentent avec une acuité douloureuse la proximité de la mort. En est témoin pour Batty la manière dont il rapporte la mort de Léon, puis qu’il découvre celle de Pris, et enfin, les larmes versées en assassinant Tyrell. En est témoin la brisure intérieure de Kurtz, reflétant celle de Willard, les deux soldats apparaissant condamnés à vivre et revivre « l’horreur ».

L’opposition apparente de Deckard et Batty reflète celle de Willard et Kurtz. Batty, en guise de leçon sur la condition humaine, fait de Deckard son double, un esclave en fuite : « Quite an experience to live in fear, isn't it? That's what it is to be a slave ». Les replicants, comme les soldats, apprennent à vivre dans la peur. Kurtz implore Willard de mettre fin à son existence et de raconter au monde ce qu’il a tenté d’accomplir. Superficiellement, Willard est l’outil de l’ordre social. En réalité, sur un plan métaphysique, Kurtz a attiré Willard, son doppelgänger, comme un aimant, comme le reflux d’une vague infiniment lourde, en a fait, de sa propre volonté, l’instrument de sa délivrance. Par suite, Willard se voit comme la main du destin : « Everybody wanted me to do it.  Him most of all.  I felt like he was up there, waiting for me to take his pain away. Even the jungle wanted him dead.  And that's who he really who he took his orders from, anyway ». Lorsqu’il sort de la tanière du colonel, la machette ensanglantée, sous le regard de centaines d’indigènes, il est effectivement devenu Kurtz. Batty et Kurtz ont mis en scène leur mort, devant un témoin de leur choix : du moment même où le « héros » rencontre son adversaire, il tombe entier sous son contrôle. Batty peut à chaque instant tuer Deckard. Kurtz, de façon frappante, s’inquiète de la façon dont son histoire sera racontée en Amérique. Pas un moment envisage-t-il de tuer Willard et de rentrer au pays. Kurtz a brûlé tous ses ponts. Au-delà du point de rupture, au bout de la rivière, il n’y a pas de retour possible. Kurtz a façonné sa légende noire, dont il espère que Willard, son alter-ego, rapportera la leçon au monde civilisé. Willard reprend le bateau, Deckard s’enfuit avec Rachel, mais il est douteux que l’un ou l’autre ait réellement quitté le monde intérieur de Kurtz et Batty. Willard et Deckard ne sont pas perçus par Kurtz et Batty comme des ennemis, mais les témoins de leur grandeur et déclin, à qui une leçon existentielle est délivrée. Dès lors, le chemin de Deckard le conduit inéluctablement à Batty, de même que la rivière conduit Willard à Kurtz : « Weeks away and hundreds of miles up river that snaked through the war like a circuit cable...plugged straight into Kurtz ».


L’Art de la Mort

Les mondes de « Blade Runner » et « Apocalypse Now » tombent sous la juridiction de la Mort. Le second, de la façon la plus évidente : la guerre du Vietnam est le dernier avatar d’une certaine conception de la guerre comme entreprise d’éradication massive de l’ennemi (« We must incinerate them.  Pig after pig.  Cow after cow.  Village after village.  Army after army », Kurtz). Une autre vision de la mort, plus subtile, est à l’œuvre dans « Blade Runner » : Los Angeles décadent, peuplé de choses artificielles, animaux factices (la chouette, le serpent) et androïdes indiscernables des citoyens déshumanisés du futur. JF Sebastian, atteint d’une maladie dégénérescente, vit entouré d’amis fabriqués de sa main : « My friends are toys. I make them ». En ce sens, les deux films apparaissent comme des allégories gnostiques : les protagonistes sont pris au piège d’un monde inférieur sous l’empire de la Mort. Batty est un ange déchu, comme il le souligne lui-même implicitement : « Fiery the angels fell. Deep thunder rode around their shores, burning with the fires of Orc ». Le dialogue entre Pris et Sebastian est explicitement gnostique : « Pris: What's your problem? Sebastian: Methuselah syndrome. Pris: What's that? Sebastian: My glands. They grow old too fast. Pris: Is that why you're still on earth? ». Sebastian, comme les replicants, comme Deckard, est condamné à vivre ses jours sur Terre, le monde inférieur soumis au règne de l’entropie et de la décomposition. La vie est ailleurs, au firmament : « A new life awaits you in the Off-world colonies. The chance to begin again in a golden land of opportunity and adventure ». Willard et Deckard sont prisonniers de ce simulacre de réalité : « When I was here, I wanted to be there.  When I was there... all I could think of was getting back into the jungle ». De même, les premières paroles de Kurtz évoquent avec nostalgie le paradis perdu : « I went down that river once when I was a kid. There's a place in the river, I can't remember...must have been a gardenia plantation, or a flower plantation at one time. It's all wild and overgrown now. But for about five miles, you'd think that heaven just fell on the earth, in the form of gardenias ». Willard remonte la rivière pour atteindre Kurtz, remonte le temps vers une forme d’horreur primordiale dont Kurtz est devenu le centre. Le souvenir de Kurtz descend la rivière, depuis l’abomination du présent jusqu’au fantasme d’une enfance dorée.

Le colonel et le replicant délivrent leur propre eulogie. Ici se séparent les deux hommes. Kurtz est un être brisé, déchiré : « I'd never seen a man so broken up and ripped apart ». Lui qui a sondé les profondeurs de la réalité n’aspire plus qu’à la mort : « The horror… the horror »… reflet de la guerre, bien sûr, mais la réplique provient directement du roman « Heart of Darkness », et renvoie plus certainement à la terreur primordiale de Kurtz face aux démons auxquels il s’est livré au cœur de la jungle. Toute spéculation est superflue. Ce que Kurtz a vu reste une énigme, tout comme Batty (« if only you could see what I've seen with your eyes »). Ce qui importe est que Kurtz ait plongé le regard au Cœur des Ténèbres. « Horror has a face.  And you must make a friend of horror. Horror and moral terror are your friends.  If they are not, then they are enemies to be feared ». Kurtz est un homme en ruines, tenaillé par l’obsession de l’acte, comme Macbeth après le crime. Batty, l’ange déchu revenu sur Terre aux fins de capturer un surcroît d’humanité, conçoit la brièveté de son existence comme une malfaçon. Les replicants vivent quatre années. Ni plus ni moins. Il rencontre son dieu, le génial Tyrell. Celui-ci est clairement une divinité créatrice (« He knows everything », dit le généticien chinois), identifiée comme telle par Batty : « It's not an easy thing to meet your maker ». Tyrell interroge Batty sur son problème. La mort est le problème. Ici, le Créateur reconnaît ses limites : « Well, I'm afraid that's a little out of my jurisdiction ». Tyrell explique que Batty a été conçu aussi bien que possible. Le terme de la vie n’est pas négociable (« You don’t ask Death for its credentials »,  W.S. Burroughs). Gaff, rappelant à Deckard que Rachel doit également être exécutée : « It's too bad she won't live. But then again, who does? » Batty, en acquérant un supplément de vie, ne deviendra pas davantage humain. La conscience du caractère fini de l’existence est en soi ce qui le définit comme humain. « The light that burns twice as bright burns half as long. And you have burned so very very brightly, Roy ». Sa chance est d’avoir un Créateur à qui adresser en personne ses doléances. Une chance, car le tout-puissant Tyrell, confiné dans sa tour dorée au plus haut de la cité, est une réalité tangible. Seul parmi la masse des êtres pensants, Batty reçoit de son Dieu une réponse. Sa mortalité enfin acceptée, aux antipodes du saisissement d’horreur de Kurtz, c’est avec mélancolie qu’il prend acte de la fin de toutes choses : « I've seen things you people wouldn't believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I watched C-beams glitter in the dark near Tannhäuser Gate. All those moments will be lost in time like tears in rain. Time to die ».

En ce sens, Kurtz et Batty apparaissent comme deux pôles. Batty est obsédé par l’idée de prolonger sa vie, tandis qu’une sorte de dégoût existentiel imprègne chaque parole de Kurtz : « I watched a small snail, crawling on the edge of a straight razor. That's my dream.  It's my nightmare. Crawling, slithering, along the edge of a straight razor, and surviving». La mort est pour Kurtz la délivrance d’un interminable cauchemar (« After such knowledge, what forgiveness », T.S. Eliot). Kurtz est le Héros de cette Odyssée. Sa survivance en présence de « l’horreur » en fait un être d’exception. Son acharnement à vivre en dépit d’une lucidité débilitante est d’ordre mythique, l’expression d’une force primordiale. Il est Prométhée, puni pour sa condition humaine, qui a atteint l’illumination dans un monde aveugle, la supériorité au sein des médiocres. Kurtz, bien davantage que l’incontrôlable Batty, perçoit la vacuité de l’être : « We are the hollow men… We are the stuffed men… Leaning together… Headpiece filled with straw. Alas! Our dried voices, when we whisper together are quiet and meaningless… As wind in dry grass or rats’ feet over broken glass in our dry cellar ». Toutefois, les deux personnages se rejoignent dans leur compréhension ultime, intimement vécue, de l’impermanence des choses. C’est pour Batty une véritable épiphanie, coïncidant avec la confrontation de Tyrell : « Revel in your time ». En héros nietszchéen, Batty met à mort son créateur, et ce faisant, acquiert la pleine responsabilité de son existence et la conscience du déclin de toutes choses.  

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